Je me souviens de l'ensemble Laborintus...
par Fabrice Villard
Je ne me souviens pas de Réda Caire...
Je ne me souviens pas de Réda Caire.
J'ai effectué quelques recherches, pour aboutir à la conclusion suivante : c'est normal. Je veux dire qu'il est tout à fait compréhensible que je ne me souvienne pas de Réda Caire.
Réda Caire - Joseph Gandhour de son vrai nom - est né en Egypte en 1908, et a disparu en 1963. "Disparu" semble bien le terme approprié, car si le chanteur de charme - "auquel les femmes ne pouvaient pas résister", je cite - a connu en France de son vivant un succès important, il semble bien que son oeuvre n'ait pas résisté à l'épreuve du temps.
En tous cas, moi qui suis né en 1967, je n'en ai jamais entendu parler.
(Il faut dire à ma décharge que j'ai très peu de souvenirs de mon enfance.)
Quand j'ai imaginé ce texte - je veux dire avant l'écriture, dans la phase cérébrale brumeuse de sa pré-composition, au moment du désir naissant (j'entends bien du désir textuel avec deux "t"), dans ce temps dévolu aux caresses des mots et des idées, pour continuer ˆ filer la métaphore pré-coïtale - quand j'ai imaginé ce texte, disais-je, je ne souhaitais pas particulièrement vous parler de Réda Caire...
Pourquoi suis-je en train de le faire, précisément, me direz-vous ?
Et bien, uniquement en référence au livre célèbre de Georges Perec qui commence par "Je me souviens que Réda Caire est passée en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud."
Les gens de l'Oulipo, qui n'ont rien de mieux à faire dans la vie, ont appelé le procédé d'écriture utilisé dans ce livre "texte à démarreur". Cela consiste à écrire une longue liste, systématique, dont toutes les phrases commencent de la même façon. "Je me souviens" (c'est le titre de l'ouvrage de Georges Perec) va me servir de modèle pour la suite mon texte. En toute immodestie quant à la référence directe à Georges Perec, et assez librement quant à la contrainte imposée, vous me le pardonnerez.
Je me souviens, donc... chers amis, je me souviens de l'ensemble Laborintus.
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Je me souviens de Sylvain Kassap...
Je me souviens de Sylvain Kassap, un des membres fondateurs de l'ensemble Laborintus.
J'ai joué pour la première fois avec Sylvain (je suis clarinettiste, aussi) aux Instants Chavirés à Montreuil, une salle un peu "mythique" à l'époque, avec une importante programmation free-jazz.
"Free" est un mot qui faisait rêver...
Tout ça, c'était avant l'installation d'une porte blindée à l'entrée des Instants Chavirés. J'ai toujours pensé que d'autres choses s'étaient blindées, au moment de la porte... Peut-être que je me trompe, peut-être que simplement j'ai vieilli. Je ne suis jamais retourné aux Instants Chavirés depuis l'épisode de la porte.
En tous cas, c'est là que j'ai fait mes premières armes d'improvisateur avec Sylvain.
Des années après, à l'entracte d'un concert de musique contemporaine, un type est venu me voir et m'a demandé si c'était bien moi qui avait joué un certain dimanche aux Instants Chavirés avec Sylvain Kassap... Il m'a dit - je cite - "que j'avais mis la honte à Sylvain Kassap ce jour-là". Je vous jure que je n'invente rien, et je vous assure que ça fait plaisir. On a tous quelques bobos à l'âme, et un peu de pommade de temps en temps, ça fait du bien. Pour être tout à fait précis, cette scène s'est déroulée devant mon ancien professeur de clarinette avec qui j'étais en train de discuter, et je me souviens particulièrement bien de la façon dont il m'a regardé à ce moment-là. Dire que j'étais fier est un bon exemple d'euphémisme.
Par la suite, j'ai joué souvent avec Sylvain Kassap.
Par la suite, j'ai souvent eu honte sur scène, à côté de Sylvain Kassap.
Je me souviens d'Hélène Breschand...
Je me souviens d'Hélène Breschand. Harpiste, et co-fondatrice de Laborintus. (... J'aurais dû commencer par elle. La galanterie se perd.)
Ce qui frappe quand on écoute Hélène jouer, c'est qu'elle a "du son", comme on dit dans le métier. Elle fait corps avec sa harpe. Et curieusement, si vous êtes bien placé dans la salle, vous pouvez voir Hélène derrière sa harpe, découpée en fines lamelles verticales - Hélène, pas la harpe - à cause des cordes.
Hélène a aussi un "bébé-harpe", comme vous le savez, c'est attendrissant, un bébé.
Hélène Breschand joue des partitions atrocement compliquées par coeur. Elle dit un texte de Georges Aperghis très bien. Par coeur. Elle écrit de la musique aussi. Et elle improvise, avec Sylvain, au sein de Laborintus et dans d'autres ensembles.
(Hélène Breschand a décidé un jour de se consacrer à la musique contemporaine et à l'improvisation, et de devenir intermittente du spectacle, même si ça devait lui occasionner des fins de mois difficiles. C'est Sylvain qui m'a raconté ça. Bon, finalement, elle mange à sa faim ou pas, Hélène ?)
Je me souviens de Franck Masquelier...
Je me souviens de Franck Masquelier. Franck, co-fondateur de Laborintus, joue de la flûte en métal qui brille, et qu'on tient de travers. Mais lui, c'est un type droit.
Franck est la figure sérieuse de Laborintus.
Dans la vie, je veux dire dans la vie juste après le spectacle, Franck cultive la simplicité et l'effacement à un niveau exceptionnel. (Si vous cherchez Sylvain à ce moment-là, il est généralement au bar, il parle fort avec d'hypothétiques programmateurs, il assure la partie "relationnelle" du travail, qu'on juge souvent ingrate.)
Avec ses flûtes aussi, Franck est sobre, précis, juste. On dirait un "musicien professionnel", certains pensent que l'expression est péjorative... et "amateur du dimanche", c'est sympathique comme expression ?
Je me souviens de Benoît Rocco...
Je me souviens de Benoît Rocco, qui a longtemps été percussionniste au sein de Laborintus. Il a même participé au disque de l'ensemble consacré à la musique de François Rossé, "Ouroboros".
(François Rossé est un des compositeurs fétiches de Laborintus. "Ouroboros" est un bon disque, avec de jolies photos, et des réflexions intéressantes des interprètes sur leur rapport à la création musicale contemporaine.)
Benoît a décidé un jour de partir, j'ai eu l'impression que Sylvain était un peu triste, à l'époque.
Dans le cadre d'un concert de Laborintus, Benoît Rocco a créé une pièce que j'avais écrite pour lui. A la fin, il faisait semblant de "disjoncter", et les autres membres de Laborintus l'"évacuaient" gentiment hors de scène. C'était assez réussi, même si ce n'était pas ce que j'avais prévu.
Après le concert, j'ai délibérément "snobé" l'écrivain musicien Jacques Rebotier, qui était en vedette dans le programme. Une histoire de jalousie mal placée, probablement... Depuis, j'ai plusieurs fois été comparé à Jacques Rebotier dans des programmes de spectacles, j'espère que je ne fais pas trop d'ombre à sa carrière !
(Dès le début de ce texte, j'ai senti que je parlerai autant de moi que de Laborintus. Ca se vérifie. Il paraît que c'est dans l'ordre des choses, l'écrivain ne parle jamais que de lui-même, dans le fond - "jamais" veut dire "toujours" dans cette phrase, c'est amusant.
Pour en revenir à Benoît, je ne sais pas qui l'a remplacé. Je ne sais même pas s'il a été remplacé. J'ai entendu parler d'un certain Philippe Cornus que je ne connais pas. Qu'il ne m'en veuille pas, pour moi aller au bout de la rue - à la boulangerie, par exemple - représente déjà toute une aventure, alors traverser la moitié de Paris même pour écouter les copains jouer...)
Je me souviens d'Adeline Lecce
Je me souviens d'une violoncelliste qui s'appelle Adeline Lecce. Je ne sais pas comment ça se prononce mais ça s'écrit " l - e - deux c - e ".
J'aime bien ce nom. Si on oublie le "l" au début, c'est un palindrome, un mot identique à lui-même quand on le lit à l'envers. "ecce" / "ecce"... (Je vous donne un autre exemple : "laborintus", si on commence par la fin, ça donne "sutnirobal", ce qui non seulement ne ressemble pas à "laborintus", mais en plus ne veut rien dire. Ca prouve que la qualité palindromique n'est pas donnée à tout le monde...)
J'ai entendu Adeline interpréter "Et ainsi de suite...", une pièce de Jacques Rebotier (!), lors d'un concert de Laborintus. Elle jouait avec deux archets à contresens. L'image était plutôt étrange. Je suis persuadé qu'elle est aussi capable de très bien jouer avec un seul archet, sinon elle ne ferait pas partie, elle aussi, de l'ensemble Laborintus.
Je me souviens d'Eric Lamberger et de Valérie Philippin
Je me souviens d'Eric Lamberger et de Valérie Philippin.
Bon, cette fois, honneurs aux dames, à la dame...
Valérie est blonde, le premier qui a envie de raconter une blague sur la médiocrité des blondes, je lui conseille d'aller écouter une fois Valérie chanter. Ca devrait le calmer. En plus, comme dit Sylvain, Valérie est une bonne camarade, elle boit du rouge et elle est capable de dire autant de bêtises qu'un musicien normal. (C'est une manière détournée de dire qu'elle ne se conduit pas en star malgré son talent.)
Comme Sylvain et moi, Eric Lamberger joue de la clarinette - un bien bel instrument, décidément. Le problème avec Eric, c'est qu'il est parfois difficile de démêler le vrai du faux. Pas quand il joue de son instrument - là je peux vous assurer qu'il ne fait pas semblant - mais quand il sort un jeu de cartes pour faire des tours de magie. Dans de telles circonstances, si vous êtes fragile psychologiquement, je vous conseille de vous sauver très vite, en prétextant n'importe quoi. En effet, avec ses petits bouts de carton, Eric est capable de vous faire prendre des vessies pour des lanternes. Dans un premier temps. Car dix minutes après, vous en êtes généralement à vous demander pourquoi les lanternes ont désormais des vessies... Un conseil : avant de partir, vérifiez si vous avez encore votre propre vessie, ça peut servir.
Ah oui, j'oubliais un détail important : Eric et Valérie jouent régulièrement avec Laborintus. C'est pour ça que je vous parle d'eux. Je ne sais pas s'ils font vraiment partie de l'ensemble, vous leur demanderez, à l'occasion.
Je me souviens de l'Atelier du Plateau...
Je me souviens bien de l'Atelier du Plateau, où se produit souvent Laborintus. Pourtant je n'y suis allé qu'une ou deux fois.
C'est une belle salle. Rien que le mur du fond, dont l'aspect change suivant les spectacles, vaut le déplacement.
Je crois même que les gens qui s'occupent de ce lieu sont sympathiques. (Donc c'est possible d'être sympathique en dirigeant une salle de spectacle !)
de l'origine du nom de l'Ensemble Laborintus...
Je me souviens de l'origine du nom de l'ensemble Laborintus. C'est un hommage à une pièce de Luciano Berio qui porte ce titre - "Laborintus II" pour être précis. (Pourquoi "II", ça existe Laborintus I ?)
L'ENSEMBLE LABORINTUS DEFEND UNE MUSIQUE CONTEMPORAINE A LA FOIS LUDIQUE ET DE QUALITE, AVEC UNE FORTE DIMENSION SCENIQUE, ET UN RECOURS OCCASIONNEL A L'IMPROVISATION.
On dirait une formule toute faite, du style "trois en un", mais d'une part Jacques Dessange ne fait pas partie de l'ensemble Laborintus, et d'autre part...c'est vrai.
Sylvain m'a expliqué un jour qu'il préfèrait pratiquer la musique collectivement plutôt que seul. Je me demande si ce n'est pas une des raisons qui l'ont poussé à créer Laborintus.
Parfois, Sylvain est un musicien solitaire. Quand il écrit de la musique. En fait ce n'est pas vrai, puisqu'il pense déjà à Franck, Hélène, etc. qui vont jouer sa musique au sein de Laborintus. Et puis de toute façon, chez Sylvain, le téléphone sonne toutes les cinq minutes, alors l'image du créateur retranché dans sa tour d'ivoire...
Voilà, c'est à peu près tout. Je me souviens de bien d'autres choses encore, comme du vin blanc qu'on boit en fin d'après-midi chez Sylvain, à l'issue des réunions de travail, ou de la pièce de Georges Aperghis qui commence par "Ces muscles sont...", une très bonne partition au répertoire de Laborintus... mais je crois que je vais m'arrêter là.
En fait, j'en ai peut-être déjà trop dit. Vous voudrez bien m'excuser, je suis un incorrigible bavard. Pour finir, je vais vous lire la lettre que j'ai écrite à Sylvain quand je lui ai envoyé ce texte (c'était une surprise, je veux dire pour lui aussi) :
"Cher Sylvain,
Voici un petit texte qui parle très vaguement de toi et de Laborintus. J'espère que les informations qu'il contient (incomplètes) ne sont pas erronées. Si c'était le cas, fais-le moi savoir. En fait, j'espère que le texte te plaira en l'état, comme il est maintenant. Peut-être te servira-t-il un jour. Je ne sais pas à quoi. J'aimerais bien le lire une fois au Plateau, pendant un concert de Laborintus.
Porte-toi bien. A bientôt, j'espère.
Fabrice"
Merci de votre attention.